Remettre l’église au centre du village

Actualités - 04 mars 2025

L’expression populaire et sa variante, garder l’église au milieu du village, rappelle la nécessité de respecter les traditions, garder les idées claires et revenir aux fondamentaux lorsque les idées ou les projets s’éloignent du bon sens. Sa version moderne dans le domaine de la cuisine équipée pourrait être « laisser le centre-ville aux marques haut de gamme ». Explications.  

Les annus mirabilis de la période covid-19 et post-covid ont été marquées par un inespéré engouement des Français pour l’amélioration de leur habitat, et donc par une tout autant inespérée croissance - de surcroît exceptionnellement forte - du secteur de la cuisine, tant dans ses versants industriels que du commerce. Rien ne dure éternellement et la parenthèse enchantée – d’une durée elle aussi inespérée – a pris fin, le marché opérant ce que d’aucuns ont appelé un atterrissage, logique en somme, comme l’avait notamment souligné sur notre site d’information Cédric Gauchet, dirigeant de Discac, le 11 juin 2024, en notant que « les années post-covid ont porté notre marché à des niveaux d’activité « anormaux », qui n’étaient pas tenables dans le temps. » Les arbres ne montent pas au ciel, avons-nous écrit de notre côté.

La tension subie par le marché français de la cuisine équipée a débuté au deuxième semestre 2023 avec le retour de l’inflation, des prix de l’énergie notamment, qui a obéré le pouvoir d’achat donc la consommation des ménages français, comme pesé sur les dépenses des industriels et des commerçants pour chauffer et faire tourner respectivement leurs usines et leurs boutiques. Notons que ce retour de l’inflation était annoncé par nombre d’économistes depuis plusieurs années, voire souhaité à degré modéré comme remède au mal pernicieux de « l’argent pas cher », cause de mauvaises habitudes d’emprunt - des particuliers mais aussi des états avec des taux négatifs, faisant oublier le mur toujours plus haut, épais et dur de la dette contre lequel la France cogne aujourd’hui. À l’argument déjà évoqué, ajoutons le fait que l’inflation, quand elle est contrôlée, peut être moteur de consommation selon un mécanisme éprouvé : les ménages ont conscience d’acheter moins cher au moment présent ce qu’ils achèteront six, dix ou douze mois plus tard. Notons aussi que même annoncée, et présentée par certains comme un mal nécessaire, voire utile, l’inflation a provoqué des crises d’angoisse chez certains fabricants d’ensemble de cuisines et d’appareils ménagers fin 2023 et début 2024, coupant tout budget ce communication et le justifiant par des prévisions flirtant avec l’eschatologie.

Heureusement pour eux et pour nous, le secteur de la cuisine a, comme la planète qui l’abrite, continuer de tourner, en dépit d’astres mal alignés, même si l’inflation s’est réduite en 2024 (preuve qu’elle n’est pas le seul critère de vigueur des entreprises). Mauvaise conjonction des planètes et mauvaise conjoncture économique ont eu pour même résultat d’amener les acteurs de la cuisine à réfléchir à des stratégies leur permettant de s’adapter à ce contexte incertain, voire pour les plus ambitieux, de s‘y développer en faisant évoluer leur offre, sinon en se réinventant carrément. On laissera à chacun la liberté d’estimer s’il est audacieux de se réformer en temps de conjoncture difficile, ou s’il est téméraire de changer ses fondamentaux lorsqu’on navigue par visibilité réduite et mer agitée.

Zones d’implantation et typologies de consommateurs    

L’une des orientations annoncées est le désir de certaines enseignes spécialistes de s’implanter en centre-ville. Le verbe a ici une importance déterminante car constitutive du changement d’orientation. Il ne s’agit pas en effet de se développer au cœur des cités de France et de Navarre, mais d’y ouvrir des magasins de manière inédite. Or, une telle ambition peut apparaître disruptive (vocable à la mode) lorsque les dites-enseignes ont bâti leur essor et leur image dans d’autres localisations de chalandises telles que les zones commerciales à ciel ouvert en périphérie d’agglomérations ou sur les artères pénétrantes (type « route du meuble »), ou aux abords des petites villes ou villages. Si ces deux formules ont en commun de permettre d’implanter des magasins de surfaces moyennes à grandes, leur notoriété, leur fréquentation et leur succès reposent sur des éléments différents ; c’est à dire sur le nom de l’enseigne (dans les sens physique et abstrait) nationale dans les zones commerciales à ciel ouvert en périphérie d’agglomérations ou sur les artères pénétrantes (les principales s’y retrouvent en concurrence frontales même parfois) ; et sur le nom propre du gérant (cuisines Marcel, par exemple) ou de la société (L’atelier de la cuisine ou Les cuisines de charme, par exemple) associé à celui de l’enseigne aux abords des petites villes ou villages des territoires ruraux (les magasins indépendants et traditionnels fonctionnent sur un autre registre encore). La typologie des consommateurs est la même dans les deux cas, soit des classes moyennes et populaires avec des paniers moyens similaires, mais les critères de recherche varient : les acheteurs de cuisine se rendent dans les magasins des grandes enseignes spécialistes parce qu’ils estiment y trouver des compétences sûres et une qualité de produit développée à l’échelle nationale ; ceux qui poussent la porte d’un magasin d’enseigne associé au nom du gérant ou de la société en territoire rural (de faible densité démographique) le font suite à un bouche-à-oreille laudateur et pour chercher une relation personnalisée ainsi qu’une approche artisanale et/ou patrimoniale de la cuisine.

Surfaces contraintes et tamis censitaire en centre-ville

La donne change radicalement en centre-ville des grandes agglomérations. Les surfaces des magasins sont souvent petites (ce qui leur vaut d’être appelée boutiques), car les loyers y sont chers et ne parlons pas du prix du mètre carré pour l’achat des murs, ni des taxes (foncière notamment) souvent élevées. De plus, les magasins sont fréquentés par des particuliers travaillant dans le quartier, lors de la pause déjeuner ou sur le chemin du retour à la maison, lorsque ces derniers peuvent y acheter un article transportable dans les transports en commun ou dans leur voiture. Cela concerne les vêtements, chaussures, bijoux, montres, téléphonie, alimentaire... mais plus rarement la cuisine pour les résidents de banlieue qui disposent d’un panel d’enseignes important sur les zones commerciales péri-urbaines comme on l’a évoqué. Cette offre plurielle correspond de fait à leur pouvoir d’achat.

Il en va de même, et de manière aussi cohérente, avec l’offre de cuisines équipées exposées en centre-ville et devant séduire une clientèle locale, ayant les moyens financiers de se loger (voire de les acheter) dans des appartements à loyer peu modéré - et c’est une litote. Cette typologie de consommateurs aisés, voire très aisés, cherchent singulièrement à se distinguer par l’acquisition de biens de consommation correspondant à son profil censitaire, privilégiant des marques statutaires, donc haut de gamme, ou celles profitant d’une mode médiatique (Starbucks par exemple), ou celles bénéficiant d’une notoriété positive dépassant le cadre de la cuisine (Ikea rue de Rivoli, ou Darty dont les magasins dédiés à la cuisine, avenue de Wagram, boulevard saint-Germain ou à la Madeleine ont une offre orientée vers le haut et une surface réduite - jusqu’à 60 m2 - pour s’adapter aux contraintes de l’immobilier parisien).

La cuisine n’échappe pas au tamis censitaire. C’est pourquoi on retrouve naturellement, c’est à dire logiquement, des marques haut de gamme (dont Bulthaup, Poggenpohl et next125 pour les allemandes ou Boffi, Valcucine et Poliform, pour les italiennes) dans les artères urbaines réputées. Cette prégnance commerciale s’explique aussi, et de manière tout autant cohérente, par le fait que les marques de cuisine haut de gamme génère une forte rentabilité au mètre carré en vertu de laquelle un nombre faible de modèles exposés (trois, voire moins) et peu voire pas de salariés, comme l’imposent des petits magasins, permettent aux cuisinistes de bien gagner leur vie (un modèle vendu 10 000 euros et un autre proposé à 40 000 euros occupant la même surface au sol). De même, les marges bénéficiaires plus importantes pour les modèles du haut du panier (moyen) permettent de les vendre dans des boutiques à loyer élevé. Ces divers éléments éclairent le constat que ce sont souvent des cuisinistes traditionnels indépendants qui occupent ce segment géo-censitaire du marché.

Jérôme Alberola

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