Des vertus diplomatiques de la cuisine

Actualités - 15 juin 2021

On connaissait le caractère convivial des réunions prandiales, notamment dans les foyers de France, pays de la gastronomie et des recettes de ses nombreux terroirs. Mais la bonne chère et les agapes ont aussi permis d’apaiser les tensions diplomatiques durant des conflits majeurs, comme l’explique l’ouvrage fort intéressant de Christian Roudaut. « Gastrodiplomatie », vous dites ?

Du végétarisme fantasque d’Hitler aux pièges dînatoires de Staline, de la nourriture  « révolutionnaire » de Mao à l’hygiénisme de Ceausescu, des banquets impériaux de Bokassa aux dîners arrosés de Saddam, ce livre raconte les manies alimentaires des tyrans. Miroir du totalitarisme, l’assiette des dictateurs reflète leur soif de pouvoir absolu mais aussi leurs angoisses souvent enracinées dans l’enfance. Venant de paraître aux éditions Flammarion, l’ouvrage très documenté plonge dans l’atmosphère menaçante, et parfois tragicomique, de la table des tyrans. Christian Roudaut y aborde les facettes souvent méconnues de ce qui se passait dans le secret des cuisines des palais au service - commandé - des puissants du monde, mais aussi de l’art culinaire qui a été employé dans des fonctions et des visées de grandes perspectives. Ainsi, certaines histoires de table ont été influencé l’Histoire du monde, comme le rappelle l’extrait suivant, où il est d’ailleurs question de meubles sauvés :

« “Le chemin le plus direct pour gagner les cœur et les esprits passe par l'estomac” a écrit l'universitaire américain Paul Rockower, spécialiste de ce que les anglo-saxons appellent la culinary diplomacy. Ce mariage de la bonne bouffe et de la grande diplomatie s'impose depuis peu comme un sujet d'étude très sérieux. La “gastrodiplomatie” a gagné ses lettres de noblesse au point d'être enseignée à l'Institut d'Études Politiques de Paris. L'art de la table n'est-il pas une arme de séduction au service du soft power des États ? Sans surprise, la France, berceau de la grande gastronomie, a depuis bien longtemps mesuré le pouvoir d'influence d'une cuisine de haut vol. 

On prête à Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord cette réplique délicieusement théâtrale : “ donnez-moi de bon cuisinier et je vous ferai de bons traités !” Ce « bon cuisinier » fut le génial Antonin Carême et ce « bon traité » se matérialisa en 1815 au congrès de Vienne où la France réussit à sauver les meubles. À la tête de la délégation française, Talleyrand arriva dans la capitale autrichienne en représentant d’un pays vaincu et marginalisé après les aventures napoléoniennes. À l'heure de redessiner les frontières de l’Europe, les quatre pays vainqueurs, l'Autriche, la Prusse, la Russie et le Royaume-Uni, comptaient bien faire payer à la France les agressions passées. Les couteaux avaient été affûtés pour découper sans vergogne le gâteau hexagonal. La stratégie centrale de l’habile chef de la diplomatie française consista à s'attirer les faveurs des petites puissances afin de briser l'isolement de la nation paria. Il s'agissait d'attendrir les têtes couronnées les moins hostiles en flattant  leur palais. Ce travail d'influence fut mené en marge des négociations officielles, et autour de divin repas où le fumet des rôtis et le gouleyant des grands vins facilitèrent le dialogue et ramollir les réticences.

Avant son départ pour vienne, où devait affluer toute l’Europe monarchique, le prince de Bénévent avait réclamé au roi Louis XVIII plus de casserole que d’instructions écrites. En s‘adjoignant des services du très créatif Carême, l’évêque d’Autun réalisa un coup de maître. (...) Durant toute la durée du congrès de Vienne du 1er novembre 1814 au 9 juin... 1815, la capitale autrichienne fut un étourdissement de fêtes, de banquets et de bals où chacun s'efforça de séduire les altesses et les ministres plénipotentiaires des quelque 216 délégations, tout en poussant ses pions sur l'échiquier international. Talleyrand descendait tous les matins en cuisine pour donner ses instructions au chef français. La grande cuisine de 20 alors auxiliaire de la diplomatie française sous la direction de ce prince de l'intrigue à la loyauté élastique. »

A la table des tyrans,  Christian Roudaut, 2021 - éd. Flammarion 

J.A

Visuel en haut à droite : Le congrès de Vienne, par Jean-Baptiste Isabey (1819)

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