Le progrès ne fait pas toujours le bonheur

Actualités - 17 mai 2021

Depuis les illustres philosophes de la Grèce antique, on sait que les notions de progrès et de bonheur sont subjectives. Deux extraits du livre récent L’ère de l’individu tyran d’Éric Sadin le démontrent, l’un au travers de l'émergence du confort domestique en France et ses conséquences sociétales pendant les Trente glorieuses, l’autre, abordant l’avènement 50 ans plus tard des méthodes managériales favorisées par la transformation digitale des entreprises.

« Désormais, des nouvelles routes et autoroutes traversent les pays, des maisons individuelles et des habitats collectifs neufs pullulent, les foyers se trouvent équipés d'un mobilier fonctionnel et d'instruments d'électroménager dernier cri qui, grâce à la production industrielle en série et à l'emploi de la matière plastique, les mettront à la disposition de nombreuses bourses. Le personnage fantasque de Mon oncle (Jacques Tati, 1958) découvre, décontenancé, pléthore d'objets aux modes de fonctionnement et aux usages plus surprenants les uns que les autres. Un tout autre imaginaire du confort domestique émerge, fondé sur l'éclat de la nouveauté, la miniaturisation et l'utilisation de dispositifs à l'action électrique voués à se substituer sans presque aucun effort et avec une plus grande vitesse à certains de nos gestes. C'est notamment pour accéder à ce luxe moderne qu'on travaillerait sans relâche. Cette perspective stimule le désir, mobilise les énergies afin que le dimanche on puisse, par exemple, parcourir les allées des foires commerciales, telle celle de Paris, où l’on se prend, au milieu de la foule, à rêver devant cette profusion de produits semblant tombés du ciel, et dont Roland Barthes, a analysé dans ses Mythologies (1957) l'emprise envoûtante. Mais ce que n'avait pas suffisamment relevé Barthes, c'est que le mythe ne résidait pas seulement dans les choses, il se situait tout autant en arrière-fond : dans un mode de vie qui promettait - grâce à sa sueur, à sa docilité à se plier à des cadres disciplinaires et à son adhésion à un modèle productiviste - d'accéder un jour ou l'autre à l’éden de la possession de ces artefacts. Car, c'est dans de telles circonstances que le pacte de la possibilité de l'enrichissement personnel au sein d'une société tout entière tendue vers le “progrès” paraît ô combien fondé et qu'il y va de l'intérêt de chacun d’y souscrire sans retenue. Et que prend corps une même espérance, individuelle et partagée. » Page 58, chapitre « L’attrait de la promesse »

« Dans le même temps (vers 2005, ndlr), des méthodes managériales toujours plus implacables, pour partie favorisées par la transformation digitale des entreprises, ne cessent de s’étendre et d'entraîner des effets d'épuisement physique et psychique de burn out, jusqu'à des séries de suicides. Autant de faits, parmi bien d'autres, qui témoignaient d'une infinité d'expériences individuelles et collectives s'estimant toujours plus bafouées et qui entendaient manifester l'ampleur de leur rancœur. Un canal ad hoc allait répondre à cette soif d'expression. Il s'érigerait vite comme une formidable caisse de résonance mise à la disposition de tous, vibrant sur toutes les surfaces du globe. Cette machine semblait tellement répondre aux besoins de l'époque qu'elle attisera bientôt deux passions humaines aussi fondamentales que redoutables : le ressentiment et la colère. » p. 166, chapitre : « Twitter : le triomphe de la parole sur l'action »

L’auteur :

Écrivain et philosophe, Éric Sadin est l'un des penseurs majeurs du monde numérique et de ses implications politiques et civilisationnelles. Il donne des conférences dans le monde entier et ses livres sont traduits dans plusieurs langues.

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